dimanche 15 juin 2014

En pleine figure - Haïkus de la guerre de 14-18- Anthologie établie par Dominique Chipot

"Elle est lourde comme une éponge !"
On ne peut pas presser la terre
Sans en faire sortir du sang.

Julien Vocance

Si vous ne lisez que ces lignes;

De courts poèmes élaborés sur un procédé japonais, le haïku,  écrits par des français enrôlés pendant la première guerre mondiale réunis en une sélection par Dominique Chipot. Entre les lignes apparaissent l'horreur et la violence de cette guerre, la peur et les pertes dans les tranchées. Une autre façon d'appréhender l'histoire, avec les tripes plutôt que les chiffres...

Dominique Chipot

Né dans les Vosges, à Eloyes, en juillet 1958, il a pratiqué l’astronomie et la photographie.

Attiré par la littérature japonaise, Dominique Chipot découvre le haïku dans le roman de Sôseki Oreiller d’herbes et le tanka dans celui de Yoshikawa Parfaite lumière, de ces deux lectures naît sa passion pour la poésie brève japonaise.

Il choisit alors d’être dans ses haïkus un ‘passeur de sens’ en évoquant le banal sans être banal. Son cheminement sur la voie du haïku passe par plusieurs étapes : étudier, écrire, informer, vulgariser.

En véritable passionné, Dominique Chipot est un touche à tout en matiére de haikus ; il Réalise de front des recherches sur l’histoire du haïku et du tanka français qui sont régulièrement publiées dans Ploc¡ la lettre du haïku ou dans ses livres, et est lui-même auteur de recueils personnels, d’anthologies, de guides d’écriture, et d'une pièce de théâtre-haïku.

Devenu un spécialiste des haikus en France, il est le 1er haijin français invité à animer le Camp haïku de Baie-Comeau au Québec. Co-auteur du  haijin japonais Makoto Kemmoku, il traduit également des haïkus japonais tant contemporains que classiques. Dominique Chipot est aussi membre de jurys  de nombreux concours dont celui de la Japan Air Lines depuis 2008, et est le co-créateur d’une revue de haïkus en 2003. Il rédige à présent et depuis 2007  Plocj la lettre du haïku, mensuel d’information gratuit.

Son site internet qui est une mine d'informations sur le haïku: par ici

Un trou d'obus
Dans son eau
A gardé tout le ciel

Maurice Betz


Le pitch 

(Le mot de l'éditeur)

Ce livre me pousse à bousculer d'emblée une idée reçue : non, l'art du haïku ne fut pas découvert en France après la destruction d'Hiroshima. Au début du XXe siècle, des poètes initiés à la sensibilité japonaise écrivaient déjà des haï-kaïs publiés dans des revues ou des plaquettes. Lors de la Première Guerre mondiale, de jeunes poètes, qui avaient rendez-vous avec la mort, se sont livrés à cet art de l'esquisse, saisissant un tableau en trois coups de brosse. Leurs noms sont aujourd'hui méconnus mais ils suscitèrent l'admiration d'Apollinaire, de Max Jacob ou du jeune Paul Éluard. Quant à leurs textes... ils sont plus que de simples poèmes : ce sont des projectiles, des éclats d'humanité, des brisures d'espoir, de peur ou de vie. Les voici rassemblés pour la première fois dans une anthologie qui comporte des textes rares et de nombreux inédits. La fulgurance du fragment face au désastre de la guerre.
On ne t'enterrera, combattant,
Que pour que ta charogne n'empoisonne pas
Les vivants.
(censuré en 1917)

Julien Vocance

Le haïku

Le haïku (俳句, haiku), terme créé par le poète Masaoka Shiki (1867-1902), est une forme poétique très codifiée d'origine japonaise et dont la paternité, dans son esprit actuel, est attribuée au poète Bashō Matsuo (1644-1694). Le haïku tire son origine du tanka (ou waka) de 31 mores (un découpage des sons plus fin que les syllabes) composé d'un hokku de 17 mores et un verset de 14 mores.

Le haïku ne se contente pas de décrire les choses, il nécessite le détachement de l'auteur. Il traduit le plus souvent une sensation. Il est comme une sorte d'instantané. Cela traduit une émotion, un sentiment passager, le haïku ne se travaille pas, il est rapide et concis. Il n'exclut cependant pas l'humour, les figures de style, mais tout cela doit être utilisé avec parcimonie. Il doit pouvoir se lire en une seule respiration et de préférence à voix haute. Il incite à la réflexion. Il est préférable de le lire deux fois afin d'en saisir complètement le sens et la subtilité. 


C'est au lecteur qu'il revient de se créer sa propre image. Ainsi, le haïku ne doit pas décrire mais évoquer. Plutôt qu'une phrase répartie sur trois lignes, le haïku procède par une notion de césure (métrique), le kireji.

 
Quand on compose un haïku en français, on remplace en général les mores par des syllabes ; cependant, une syllabe française peut contenir jusqu'à trois mores, ce qui engendre des poèmes irréguliers.
  
La personne écrivant des haïkus est appelé haijin (俳人), ou parfois également « haïdjin » ou « haïkiste ».


Dans la plaine noire
Un petit pêcher rose
Fait à lui seul tout le printemps.

(1ier avril 1918)
René Maublanc


Ce que j'en ai pensé



Jusqu’à présent, la première guerre mondiale était restée pour moi une notion d’histoire un peu lointaine et floue. Je suis une empathique, et, pour moi, les documentaires ou articles faisant le décompte des morts, des bombes et des villes détruites, malheureusement, ne me donnaient que des notions numéraires et donc abstraites pour la sensible à l’humain que je suis. J’en ai éprouvé longtemps une honte tenace face à l’utilité du devoir de mémoire dont j’ai cependant toujours bien eu conscience.

A l’image de ce qu’explique Roland Barthes dans L’empire des signes, l’art japonais ne s’aborde pas par l’objet artistique lui-même. Evocation d'un point d'ancrage du temps et de l'émotion, l'objet artistique n’est présent que pour mettre en valeur le vide l’entourant, lui donner une teinte subtile qui, en un point abstrait situé dans l’esprit pénétré de l’amateur, évoquera des sensations, des émotions, voir des souvenirs.

Ainsi, le bouquet Ikebana évoquera-t-il en corrélation avec la pièce où il est situé un morceau de nature renvoyant à une saison, un moment, un souvenir qui pourra changer du tout au tout en une seconde ou rester lui-même un souvenir à évoquer pendant des années. 

Le haïku procède de la même manière. Sa vérité se situe entre ses lignes, dans le non exprimable ; la sensation, l’émotion sont des objets à la fois si complexes et si délétères qu’ils ne peuvent qu’être circonscrits par la gangue qui les entourent. 

Comment décrire la peur, vertige profond ? Comment conter la perte de soi et de son humanité ? Comment évoquer l’absurdité de la mort, le choc ressentit, provoquant une froide anesthésie des émotions ou une envie de rire irrépressible quand les nerfs lâchent ? Comment parler des hurlements inhumains poussés tels des vagissements de nourrissons dans la nuit par les survivants ? 

Ces haïkus, bien qu’écrits par des Haijins français, sont pénétrés de cette mise en valeur de l’ineffable. Au-delà des chiffres, des calibres, des potentiels de destructions, ces haïkus collectés par Dominique Chipot disent plus la guerre que tous les rapports rationnels.  A chaque haïku lut, c’est un morceau du vécu de la guerre qui est évoqué ; qui est suggéré à notre cerveau reptilien, cet infime morceau de notre moi profond qui, par l’entremise des neurones miroirs forme un patchwork de nos expériences vécues pour émettre une sensation-émotion approchant au mieux le vécu de l’autre. 

Il peut être complexe pour un occidental éduqué à tout contrôler d’accepter ce lâcher-prise, cette porosité des corps et des âmes qu’évoquait Heidegger. Mais là est toute la finesse de l’art japonais et donc du haïku : ressentir par l’autre sans devenir l’autre, s’ouvrir à l’humanité de l’inconnu pour enrichir sa propre humanité. Logique du réseau plutôt que de l’ilot, décrite par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Milles plateaux (capitalisme et schizophrénie), c’est donc à un effort d’ouverture sans perte du soi, à un décentrage égotique ramenant à plus de densité l’individu, que nous amène l’art japonais dans sa généralité.  Procédé à mette en corrélation lui-même avec le zen.

Le travail de mémoire, dans cette logique-là, est donc une survivance du vécu et de l’expérience dans le temps et l’espace.  Mémoire de l’horreur, de la perte et des limites de l’humanité en place d’une mémoire contrite d’une faute protéiforme et devenant abstraite avec le passage du temps, qu'évoquent, malheureusement, si pauvrement nos livres d’histoire. 


L'on aurait pu penser que de courts poèmes auraient du mal à retranscrire  le sentiment de temps sans fin qui est souvent évoqué pour parler de cette guerre faite de boue et de cadavres. Il n'en est cependant rien; les instants capturés retranscrivent parfaitement les sursauts d'âmes et de corps au travers de cette longue guerre absurde faite de variantes de gris, où la nuit et le jour se confondent autant que le ciel et la terre, ou les vivants et les morts.



La préface de Jean Rouaud ainsi que la postface de Dominique Chipot, loin d’être de banales notes démontrant la « grande culture » de ses auteurs (ce qui est le cas de la plupart des textes encadrants les ouvrages) sont des outils prolongeant la réflexion et la mise en contexte des haïkus.  Connaitre à postiori l’histoire de ces haijins des années 20 amène d’autres dimensions là où elles auraient pu fermer des portes en rationalisant par trop les Haïkus si elles avaient été placées en début d’ouvrage. De même les biographies des auteurs des tranchées en fin de recueil sont les pierres commémoratives de ces soldats des mots et des baïonnettes.  
  
Sobre, respectueux de ce qui nous y est délivré, sans effusion de pathos ni illusoires empathies, cette anthologie donne accès au vécu tout en respectant la distance entre celui qui en a fait l’expérience et celui qui tente de le comprendre avec tout son être, cœur entrailles et cerveau compris.  


Pour arriver jusqu'à ma peau
Les balles ne pourraient jamais
Se débrouiller de mes lainages.

Julien Vocance

En résumé 

Les plus;
  •  La découverte de haijins français des années 20,
  • Des textes permettant d'appréhender la guerre de 14-18 par le ressentit,
  • La découverte d'artistes et d'œuvres oubliés ou inconnus par le grand public,
  • des préfaces et postfaces enrichissantes et instructives,
  • La biographie des haijins français en fin d'ouvrage.
 
 Les moins; 
  • A mon sens il n'y en a pas; le format, la pagination, le contenu; tout y est cohérent et auto-suffisant (c'est assez rare pour le souligner). 

Le guetteur avancé trébuche
Sur un cadavre verdissant.
Brusque repli vers la tranchée.

Julien Vocance


En conclusion 

Un morceau d'histoire qui nous est livré par la face humaine de cette guerre apocalyptique. Un procédé poétique japonais au service des faces grises et des gueules cassées, au dedans et au dehors...

Merci aux éditions Bruno Doucey ainsi qu'à Babelio qui, grace à l'opération masse critique m'ont permis de découvrir ces merveilleux haijins.

Merci également à Maria, stagiaire des éditions Bruno Doucey pour son gentil petit mot; un peu d'humanité ne fait jamais de mal. 



Pour quelques jours échappées  de l'enfer,
Silencieuses, les ombres
Regardent vivre, s'aimer, rire et s'agiter les vivants.

Julien Vocance



Cités dans cet article: 

 




Est-ce une pensée ultime
Qui, dans son oeil, bouge ?
Non. C'est une larve.

Marc-Adolphe Guégan






Vieux chateaux ruinés des légendes,
Villes fantômes, burgs féodaux des estampes,
En un seul jour dressés du sol.

Julien Vocance

A coup de poing, à coup de pied,
J'ai voulu tuer mon passé.
C'est lui qui me prend à la gorge.

Julien Vocance

Faces fauchées, mufles exangues,
Chair horrifique et pitoyable,
Que jamais plus des mains de femmes n'aimeront.

Julien Vocance








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