mercredi 4 juin 2014

L'âge des méchancetés de Fumio Niwa

S’il est communément admis que l’on peut considérer les femmes dans la quarantaine comme le modèle même de la ruse telle que l’on doive se méfier d’elles à tout moment, de l’effronterie et de la sournoiserie, Umejo ayant le double de cet âge, on aurait pu évaluer au double également la virulence de son tempérament. Mais il semble bien que l’âge et la mesquinerie ne se conforment pas aux chiffres. 


Si vous ne lisez que ces lignes;

Ecrite en 1947, cette nouvelle raconte en 100 pages la place des personnes âgées dans la société japonaise durant la seconde guerre mondiale au travers de l'histoire d'une famille et de sa grand-mère. La vieillesse, les rapports intergénérationnels et de dépendance y sont contés avec un froid réalisme qui pousse à la réflexion sur notre propre société.


Fumio Niwa 

Romancier, fils aîné du supérieur d'un temple bouddhiste dans le département de Mie, sa mère s’enfuit alors qu’il est âgé de huit ans, ce qui le marquera toute sa vie. Après avoir vécue pendant quelques temps la vie de bonze il décidera de devenir écrivain.


Ses études de littérature japonaise à l'université de Waseda ont décidé de sa carrière d'écrivain, mais en 1929 il a dû revenir à ses devoirs familiaux auprès de son père.

La reconnaissance dans les milieux littéraires lui est venue avec des ouvrages tels qu’Ayu (Le saumon ayu, 1931) et Zeiniku (Carnosités, 1934). Il s'est ensuite consacré à la description de la vie des femmes de son temps avec Aiyoku no ichi (La place de l'amour, 1937) et d'autres romans. Correspondant de guerre en août 1942, il a été blessé à la bataille de Tulagi et a publié Kaisen (Bataille navale, 1942) et Kaeranu chutai (Compagnie sans retour, 1943) interdit par la censure.

Après la guerre, il a pu revenir au genre qui lui convient le mieux, la peinture de personnages aveuglés par la passion. Ses œuvres les plus remarquables sont alors Risō no ryōjin (L'honnête homme idéal, 1947), Iyagarase no nenrei (L'âge des méchancetés, 1947) ou encore Hachūrui (Les reptiles, 1950).

Il est devenu en 1965 membre de l'Académie japonaise des arts, et l'année suivante a été élu président de l'Association des écrivains japonais et reçoit l’Ordre de la Culture.

Atteint de la maladie d’Alzheimer depuis 1986, il meurt d’une pneumonie en avril 2005 à l’âge de cent ans.


Je crois que l’homme et un être maltraité et maudit par sa propre vie. Il n’y a pas que lui-même : il ennui et maudit aussi les êtres de son entourage, à mon avis. 


Le pitch

Un couple aisé vit avec une grand-mère dont personne ne veut s’occuper. Depuis trois mois, l’ombre de la vieille plane sur les lieux. Pas moyen de se lever sans entendre une voix appeler dans la nuit et demander « Qui c’est ? » d’une voix atone. Au moindre passage dans le couloir, Itami, l’époux de la sœur ainée, se sent persécuté par le comportement d’Umejo, vielle femme de 86 ans devenue un poids inutile pour toute sa famille. Lorsque son épouse apprend que la grand-mère les a maudits, sa décision est vite prise : on la renverra immédiatement chez une autre petite-fille et sa famille, moins bien lotie qu’eux. 

Lorsque Senko voit arriver la grand-mère, portée par une troisième sœur nommée Ruriko, comme un paquet de linge sale, c’est avec fatalité qu’elle endosse le fardeau. Et la grand-mère, que l’on croira un instant mieux traitée, moins martyrisée, devient un être monstrueux, geignard, dégradant la vie qui l’entoure par de multiples bassesses.

C’est parce que vous restez trop longtemps en vie, c’est votre punition parmi d’autres. 

  
Ce que j'en ai pensé
Ce livre traite d'un sujet qui n'est ni plaisant ni jouissif à lire; il est une photographie du rapport entre une vielle femme sénile et son entourage et des conséquences qui en découlent. Petit bijou littéraire loin de tout angélisme, ce récit bouscule le paravent de bien-pensance derrière lequel nous cachons la réalité de la grande vieillesse.

Dans un Japon mettant au-dessus de tout l'efficacité et l'utilité, c'est sans fard que l'on dit tout haut ce qu'en Europe l'on pense tout bas. Le vieux sénile est un poids, incohérent, passant de comportements enfantins à des demandes d'adulte, vivant parfois dans ses souvenirs ou souffrant du présent qui s'écoule bien trop lentement.

A cela, il faut malheureusement ajouter les tensions (voir les explosions) familiales que génèrent ces situations, où bien souvent (tout comme entre les trois sœurs de ce roman) chacun se renvoie la patate chaude et se dédouane... Entre envie de bien faire et désir de vivre sa propre vie, les rancunes et différences de systèmes hiérarchiques de valeurs, chacun voit dans ses décisions la bonne voie à suivre.


Ceux qui ne plaisent pas, on s’arrête pas à penser à ce qu’ils peuvent être ; on les jette dehors et on fait ce qu’on veut sans se gêner : celui qui réussit à faire ça, c’est le gagnant.

  
Rien ne nous est épargné sur la réalité de la grande viellesse; le corps repoussant, la gloutonnerie de certains ainés, la perte d'autonomie, les insomnies, le chantage au suicide, les manies pénibles pour la vie en communauté (cleptomanie, déchiquetage) ou encore l'incontinence... 


 La puanteur flottait dans tout le couloir jusqu’à ce que quelqu’un se rendit compte de ce que c’était et fit le nécessaire. Les enfants menaient grand bruit à cette découverte : « Elle a encore laissé tomber, la mémé ! ».

La famille d'Umejo, la grand-mère, bien que souhaitant bien faire et ne pas être maltraitante, se montre très vite elle aussi excédée et dépassée par la charge que représente une personne âgée. Bien que souhaitant suivre au mieux les préceptes de Confucius et du Dialogue du vieillard (texte didactique de 1650 de Tôji Nakae traitant de la piété filiale), le mari et la femme en viennent bien vite à mesurer l'écart qui sépare les principes moraux de la réalité du quotidien. Ils en viendront alors à discuter d'un roman semble-t-il imaginaire intitulé L'hospice des vieillards, roman américain décrivant un hospice idéal proche de nos meilleures maisons de retraites actuelles.  

Cette solution, bien que paraissant idéale, s'est malheureusement révélée elle aussi mortifère pour les rapports familiaux dans les sociétés y ayant recours. 

C'est donc à l'horreur de la vieillesse, à l'angoisse de mort et de perte de contrôle que représente un vieux chaque jour présent devant vos yeux, l'inévitable perte de soi et des autres que renvoie cette nouvelle. La famille d'Umejo semble parfois cruelle, mais nombre de gens vous diront avoir placé leurs parents pour ne pas finir par les détester. Malheureusement, bien des personnels soignants ont les mêmes reflexes et rejets que la famille d'Umejo, et l'on ne peut qu'admirer le flegme de Minobe, le mari de Senko.

A cette occasion encore, elle ne put se défendre d’une aversion physique à la vue de ces longues jambes de vielle femme de quatre-vingt-six ans semblables à des pattes de poulet. Pour Umejo, c’était embarrassant.


C'est donc un petit roman allant bien au-delà de son temps et de son récit que L'âge des méchancetés. Au-delà des différences culturelles, apparait la même problématique de la place des personnes âgées au sein de la cellule familiale.  En très peu de pages, avec une économie de mots, Fumio Niwa pose  jalons après jalons les pour et contre d'un argumentaire que chacun d'entre nous porte en lui. 

Seuls petits regrets; un récit qui finit abruptement (bien que la dernière scène soit une petite pépite pour conclure), et une place des enfants peu développée, que ce soit dans leur rapport à la vieillesse ou dans les changements ou questionnements qu'amènent une telle situation. Ce ne sont là que de tout petits bémols qui n'enlèvent rien, bien au contraire, à ce très dense petit texte.

Après quelques recherches, il semble que des lois importantes sur la dépendance et la prise en charge des personnes âgées ont été mises en place pendant les années 80-90 au Japon. Cependant, comme dans bien des pays industrialisés, ces mesures législatives ne règlent pas un problème alliant les soucis du matériel, de l'affectif, du domaine privé familial ou encore de la santé mentale et physique. 

Un petit texte cruel par sa véracité certes, mais qui porte un débat encore en cours dans nos sociétés dites modernes.  


En résumé...

  
Les plus;
  • Une écriture fluide et pleine de réflexions,
  • un sujet traité sans jugements et sans embellissements, 
  • une reflexion encore d'actualité sur la place des personnes agées dans la cellule familiale. 
 
 Les moins;
  • Un texte et un récit court, que j'aurais aimé un peu plus long,
  • La place des enfants dans cette remise en question de la cellule familiale qui est trés peu évoquée. 

 Celle-là, c’était une vielle qui pouvait pousser très loin la sournoiserie. Confucius, semblait-il bien, n’avait pas tenu compte de ce genre de réalités.




En conclusion;

Un petit livre traitant de la vieillesse et la décadence qu'elle entraine, tant au niveau familial que physique ou mental. Plein de questions actuelles, L'âge des méchancetés nous place en face de nous même vis à vis de notre propre vieillesse à venir et de la gestion de nos vieux qui nous attend presque tous un jour où l'autre. 


Pour aller un peu plus loin; 







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