vendredi 3 avril 2015

Qui touche à mon corps je le tue de Valentine Goby

Mon corps est cousu de tessons, de barbelé. 
Quiconque me touche je le tue.


Si vous ne lisez que ces lignes;

Roman à trois voix, celles d'une jeune-femme, d'une avorteuse et d'un bourreau,  aux destins liés, qui touche à mon corps je le tue est une chorégraphie, un ballet, où les corps expriment les cris de désirs de vivre et de désespoirs de n'être réduits qu'à cette forme, simple enveloppe de chair tantôt grotesque, tantôt belle. Fascinant, au delà de simples critères esthétiques, il en ressort un récit  hypnotique touchant au plus profond de l'envers de nos peaux.

Valentine Goby 


Après des études à Sciences Po, Valentine Goby a vécu trois ans en Asie, à Hanoï et à Manille, où elle a travaillé pour des associations humanitaires auprès d'enfants des rues. Elle a démarré sa carrière professionnelle chez Accenture où elle a travaillé en Ressources Humaines de 1999 à 2001. N'ayant jamais cessé d'écrire, elle publie son premier roman en 2002 chez Gallimard : La Note sensible. Elle devient enseignante en lettres et en théâtre, métier qu'elle exerce en collège durant huit années avant de se consacrer entièrement à l'écriture, et à de multiples projets autour des livres : ateliers, rencontres, conférences, résidences d'écritures en milieu scolaire, en médiathèque, à l'université. Elle est actuellement maître de conférences à Sciences Po en littérature et ateliers d'écriture, et administratrice de la Charte des auteurs et illustrateurs pour la Jeunesse et présidente du Conseil permanent des écrivains.
 
Valentine Goby est lauréate de la Fondation Hachette, bourse jeunes écrivains 2002 et a reçu le prix Méditerranée des Jeunes, le prix du premier roman de l'université d'Artois, le prix Palissy et le prix René-Fallet en 2003. Elle a depuis reçu de multiples récompenses pour chacun de ses romans, en littérature générale et en littérature jeunesse.

Elle est couronnée par le prix des libraires 2014 pour son roman Kinderzimmer, publié chez Actes Sud. Le même roman a reçu le prix littéraire des lycéens d'Ile-de-France décerné le 20 mars 2015 lors du Salon du livre. 

Qui touche à mon corps je le tue, parut chez Gallimard en 2008, est son onzième ouvrage. 

Je déteste qu'un homme vive au moment de mourir.
J'ai détesté que ces deux résistants s'embrassent au pied de la guillotine ! 


Le pitch

Marie G., faiseuse d'anges, dans sa cellule, condamnée à mort. Lucie L., femme avortée, dans l'obscurité de sa chambre. Henri D., exécuteur des hautes œuvres, dans l'attente du jour qui se lève. De l'aube à l'aube, trois corps en lutte pour la lumière, à la frontière de la vie et de la mort.

Elle n'avait pas vraiment cru à la grâce. Au début oui, ils avaient l'air si sûrs. Et puis l'idée s'est érodée, lentement, sous l'effet de l'attente. Et maintenant ils viennent lui trancher la tête. Pour de vrai. Tout de suite. Ils avaient donc raison, ces juges, elle est un monstre, le jour du procès ils ont dit que les monstres commettent le mal sans même en avoir conscience. Tout d'un coup elle pense que c'est peut-être juste, alors, qu'elle doive mourir. 

Ce que j'en ai pensé

Écrire sur la corporéité, non dissociée des sujets mais habitée par eux, sur ce point de bascule qui délimite l'intime et l'inconscient, est une démarche étonnante et fort risquée. En effet, l'anthropomorphisme, la dissociation ou la prédominance du mental sur le ressentit sont autant d’écueils qu'évite avec brio Valentine Goby. 

Perturbant, le Je est ici émis de l'intérieur de corps qui expriment peut-être de façon plus brute mais aussi malgré eux les ressentis de ces trois protagonistes à un moment de bascule de leurs vies. Ainsi, Marie G. se prépare t-elle à mourir, Lucie L. souffre dans sa chair tout en se libérant et Henri D. se prépare pour la énième fois à jouer son rôle de bourreau. 

Chacun, au travers de ces étapes, rejoue un lien ténu entre mémoire et histoire familiale, contenus dans tous les souvenirs olfactifs, sensitifs, gustatifs ou même géographiques. Car tout dans ce roman est passé au fil des sens; de la lumière sur les peaux et les grains de poussières aux mots qui roulent sous la langue, des soupirs contenus aux étoffes déchirant les mains, caressant ou étouffant les corps. 

D'une élégance rare, l'écriture plonge malgré lui le lecteur dans un monde de ressentis s’enchainant et alternant entre présent et passé des personnages, chacun faisant écho aux voix des autres. Profond, ce texte à la limite de la psychanalyse, ébauche de multiples chemins, se joue de références en couches multiples, dessinant peu à peu une réalité toute en voiles colorés lumineux à la manière d'un Toffoli. 

Sans concession, ce récit touche à ce que Julia Kristeva nomme l'abject ; ce visage de l'intime fondant le Je séparé du Nous fusionnel d'avec la mère. Ainsi, ces trois corps-êtres se racontent-ils, au travers du sang, de la douleur, de l'avortement, de la mort, et de toute dimension dérangeante pour notre société fondée sur le mythe de l'homme au corps creux, sans humeurs et sans viscères.

Dimension politique des corps également, tant au travers des lignées et classes sociales, qu'au travers de la politisation des utérus...  

Notre corps nous appartient-il donc ? n'est-il pas l'extension de l'histoire de nos familles et de nos cultures bien malgré nous ? Loin des évidences égotiques, Qui touche à mon corps je le tue pose la question et la met en balance avec les desiderata de ses personnages. 

C'est donc un texte au style fluide et clair, au-delà des modes, aux questionnements intemporels, que signe Valentine Goby. Ardu et heurtant par moment, ce récit riche et profond touche à l'intime de chacun et fut un véritable régal pour la lectrice que je suis.

Je remercie donc grandement Ramette pour ce prêt !


Toutes les chairs craquent. Tous les tissus. Tissus trop larges ou trop étroits, tissus de peau, tissus de soi.  



En résumé
Les plus :
  • Un récit à trois voix hypnotique, 
  •  une approche de la corporéité subtile et sans concessions, 
  • le traitement du sujet de l'appartenance à soi,
  • un texte au-delà des modes, intemporel.

 Les moins :
  • une écriture pouvant heurter les plus sensibles, notamment sur les détails physiques et psychologiques,
  • une polyphonie pouvant, peut-être, en perdre certains. 
 
 

En conclusion

Roman dense mais intense, intemporel, traitant de la corporéité dans ce qu'elle a de plus intime. Traitant de multiples questions aux implications fortes, ce récit ne laissera certainement pas sans questionnements le lecteur à son tour.

 Plus tard, tant de fois, je serai tentée de disparaître à nouveau dans son corps, je reviendrai à la maison étranglée de chagrins atroces, je m'effondrerai, à cause de ma voix cassée, à cause de la caresse inachevée d'un homme, j'attendrai de ma mère qu'elle porte tout, supporte tout, qu'elle m'absorbe, je me laisserai tomber dans son amour qui n'a pas de fond. Nous nous refermerons comme un coquillage, nous suffisant l'une à l'autre, hermétiques au monde extérieur.

Cités dans cet article
Louis Toffoli



Pour aller un peu plus loin



 Si on se colle très doucement au dos de Lucie L. juste tombée dans le sommeil, si on sent la brûlure de son corps en fièvre, les frissons minuscules qui la parcourent, qu'on respire là, dans le creux de son cou, l'odeur de jasmin et de menthe et celle, plus aigre, de sa transpiration ; si on approche sa peau, qu'on passe le doigt, sans les toucher, sur les grains de beauté, comme les enfants relient entre eux des points sur une page d'illustré pour faire apparaître une silhouette, chat, princesse, étoile de mer, sans rien tracer de plus que des arabesques virtuelles, incomparables à celles d'une autre peau ; si on aperçoit les taches de sang noir sur sa chemise de nuit, sur le bord du drap, et aussi ce soleil tranquille, qui palpite sur sa tempe en auréoles floues ; si on regarde autour de soi à partir de ce point du lit où Lucie L. est allongée, où elle dort miraculeusement, qu'on devine les vêtements jetés par terre,la ligne de lumière à l'endroit où les rideaux se séparent, le pupitre vide au fond de la chambre, les partitions en tas sur une commode, piles hautes, vacillantes, que le miroir fend en leur milieu,cette pièce fermée sur ce corps qu'à cet instant la terre entière ignore, on sait que Lucie L. est seule avec sa douleur, elle a mal dans sa chair et dans ces mots, sa chair, c'est le premier, sa, qui compte le plus. Qui peut prendre sa douleur ? Qui peut la lui voler ? Qui peut prendre sa chair ? 

2 commentaires:

  1. Comme toujours tes chroniques sont très fouillées et très intéressantes... Je suis contente d'avoir partagé cette lecture avec toi ! Mon avis n'est pas sur mon blog mais sur :
    http://parlons-livres.blogspot.fr/2015/03/lecture-commune-autour-de-la-femme-nos.html
    A bientôt

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  2. Merci beaucoup pour ton message ! A lire ta chronique je me dit que ce roman est si dense et intense que chacun en retient des aspects différents ! C'est très intéressant !

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