vendredi 29 janvier 2016

Séparcurel d'Anna Dubosc

Le cri des canards se perd dans la brume. Les usines flottent au loin. Une colonne de fumée monte dans le ciel.


Si vous ne lisez que ces lignes;

Une écriture fluide et légère nous parlant du quotidien, des rires et du vague à l'âme dans une randonnée de mots. Au grès des villes, des langues et des ages, Anna Dubosc parle de la substance de nos vies, de cet interstice immense trop souvent absent de la littérature. 

Il fait nuit, les rues sont désertes. On entend seulement les oiseaux et le bruit de nos pas… On longe une ancienne voie ferrée. Ça sent la campagne et les feuilles brulées. Une patrouille de chauve-souris exécute un éclatement. Reformation puis tonneau barriqué… On traverse une passerelle. La tour Eiffel scintille au loin. Il est sept heures, je suis en retard.

 

Anna Dobosc

Anna Dubosc est née à Paris en 1974. Elle écrit avec l’intensité et la légèreté de celles qui font tourner le monde. 

Ses mots jaillissent au milieu de la ville, du chaos, du rire, de la mort. Ils rejoignent les autres, expriment ce qui nous lie et ce qui nous délie. Frontale, drôle, pince-sans-rire, Anna Dubosc démonte le monde pour le remettre à l’endroit.

Elle a publié des textes, des chroniques et des interviews dans les revues Purple, Purple journal, Citizen K, Libération Style, Something, Ce soir.

Ses collages et dessins ont été exposés dans les galeries France Fiction et Kiosque/Images ainsi que dans les revues 9/9 et Ce soir.

Édité par Rue des promenades, Spéracurel est ma première rencontre avec cette jeune auteure.  

 Le pitch  

« Mais viens Kumi, on va dans la chambre. » Et au boulot ! Elles s’éclatent, elles me vident toutes les étagères. Je suis accablée. Je range deux, trois trucs en douce. « Touche pas ! Tsss ! Brutale Conformiste ! » Je me carapate dans la cuisine. Je prends une bière, je plane un peu… et revoilà mes deux emmerdeuses.  Asia m’éjecte : « C’est mon tabouret ! » Elle éteint la radio : « Ça fait des trous dans la parole ! » Kumiko la regarde comme elle nous regardait enfants : comme une reine. « Géniale, cette fille ! Tu notes tout, hein ? » 

Spéracurel est une vie qui se vit et qui s’écrit : des scènes où l’ordinaire bascule dans l’insolite, l’instant défie le temps, le commun confine au spéracurel.

J’avais la sensation que plus rien jamais n’arriverait, que j’étais bloquée, emmurée, que je rentrerai plus en France. Mais ça m’était égal. Tout m’était complétement égal, tant que les choses restaient en suspens.  Ça dépendait de moi.  Je veillais sur les miens comme un geôlier, je ne les laisserais pas s’échapper.


Ce que j'en ai pensé

 

De la même veine que les textes de Philippe Delerme, décrivant des instantanés de vie épurés d'explications mais saisissant le moment et les ressentis, ce court recueil de texte est à ranger dans la littérature minimaliste. Le hasard et la contingence y sont régulièrement évoqués, en réponse à l’esthétique narrative «décousue» qu’on retrouve dans ces textes.  Le lecteur est souvent placé dans une position où on lui demande de ressentir plutôt que de comprendre ce qui se produit réellement, scènes saisissantes comme les films de Tati.

Cependant, comme dans tout corpus minimaliste, la ballade est belle, et les pérégrinations de l'auteure dans sa mémoire suivent une logique, un fil d’Ariane, dont il faut se laisser imprégner car toute tentative de compréhension sur le moment serait suivie d'un échec. 

Semblant décousu dans le temps et les événements, sautant d'un souvenir d'enfance à un instantané du présent, d'une relation amicale au rapport à la mort fondé quand elle était enfant, Anna Dubosc se livre à une marche sur le sentier de son identité et de son rapport aux autres. 

Qui est-elle ? Qu'est-ce qui a fait d'elle ce qu'elle est ? Quelle place occupe t-elle dans la constellation de ses proches ? Quels sont ses rapports aux hommes et prennent-ils racine dans la relation au père ? Quelle mère, fille, sœur est-elle ? Quelles sont les différences avec sa jumelle et comment se sont-elles fondées ? Jamais ces questions ne sont posées directement dans le texte et aucune réflexion psychanalytique menée. Seule se déroule sa pelote, partage intime et pudique, sans étalage du soi mais avec la constance et le silence méditatif du marcheur en foret. 

Texte intime certes, mais dans le fond, car dans la forme Anna Dubosc nous propose des moments de complicité, des cieux crépusculaires ou ensoleillés, de bons mots d'enfants délicieux comme des bonbons ou encore les expressions imagées de sa maman.  

Certains estimeront que ces courts textes sans récit suivit, que ces morceaux de vie, ne sont pas de la "grande littérature". Or, combien de courage faut-il pour proposer ainsi un nu littéraire ? Pour ne pas choisir la facilité de se cacher derrière le masque du personnage ou la justification du récit ? Touchant, dérangeant peut-être car confrontant le lecteur à un autre que lui-même, lui refusant le costume douillet d'un personnage, Anna Dubosc livre un petit opus plaisant et stimulant.

Je sors de la salle de bain. Elle dort. Je la couvre, elle se pend à mon cou. Oh, j’y crois pas ! Bon, o.k., t’as gagné. Je la prends dans mon lit, elle se blottit contre moi : « Ma maman, ma maman d’amour… Je veux que tu viens dans mon rêve. -Alors ferme les yeux. »Et elle s’endort, les bras et les jambes en étoile de mer.

En résumé... 

Les plus;
  •  Un nu littéraire, pérégrination dans les souvenirs de l'auteure,
  • une poésie latente dans l'écriture, 
  • une vérité de femme qui se livre avec pudeur.
 Les moins;
  • Une forme littéraire pouvant ne pas plaire; la non-fiction sous forme de récit épars.  
Lui restait confiné dans sa salle de montage, une petite pièce aux volets constamment fermés, imbibée par l’odeur de ses cigarillos. La fumée s’enroulait autour des pellicules suspendues à des fils tendus entre les murs. C’était comme entrer dans une jungle : la jungle de son autarcie. Rien ne l’en détournait.

En conclusion;

Découverte d'une jolie plume prometteuse, Spéracurel est un ovni littéraire, ou du moins une espèce rare. Anna Dubosc possède une poésie interne qu'elle met à disposition avec douceur et pudeur dans ses textes et c'est avec plaisir que je lirai d'autres de ses écrits.

jeudi 21 janvier 2016

In cloud we trust de Frédéric Delmeulle

Quel terrifiant accomplissement, en définitive, que de voir notre société se dissoudre dans les fictions qu’elle a inventées pour se distraire d’elle-même…



Si vous ne lisez que ces lignes;

Un roman de science-fiction se lisant comme une enquête policière et/ou sociologique, chaque chapitre étant une pièce de plus versée au dossier, anticipation fascinante et dérangeante d'un futur mort-né en devenir, se formant dans le cloud des systèmes informatiques nous environnants... Ludocratie ou cynisme marchand ? A vous de mener l'enquête. Total coup de cœur pour ce roman détonnant ! 


Au Japon, maintenant, même les chiens robots se font promener dans la rue par d’autres robots. Ils excrètent à intervalles aléatoires des merdes en gélatine sur lesquelles l’aspirateur se jette goulument, et tout le monde trouve ça formidable. Etait-il vraiment bien nécessaire à l’humanité de vivre tant de moments passionnants, et de susciter tant d’espérances, pour en arriver là ?  Impression tenace de désastre mou et incontrôlable, qui empeste de plus en plus la fin de partie…


 Frédéric Delmeulle

Frédéric Delmeulle vit en Basse-Normandie avec sa femme et ses trois enfants dans « une grande maison de hippies, pleine de livres et de foutoir ». Il est professeur au lycée le jour, papa 24h/24, et écrivain chaque fois qu’il le peut. 

Maître de conférence dans le domaine de l’audiovisuel, il a publié des articles dans des revues aussi spécialisées que confidentielles [Les cahiers de la cinémathèque ; 1895 ; Sociétés et représentations, ...]. Auteur d’une thèse de doctorat consacrée au cinéma documentaire, il a également participé à plusieurs livres concernant l’histoire du cinéma.

Non content d’avoir réussi à écrire un premier roman avec La Parallèle Vertov, il en a fait un deuxième : Les Manuscrits de Kinnereth. L’un comme l’autre flirtent avec l’uchronie sans y tomber vraiment ; il y mélange la SF classique, le roman feuilleton, le cinéma hollywoodien, etc., en quelque chose qu’il espère très visuel.

Son dernier roman, In cloud we trust est un  thriller puissant et une hypothèse dérangeante sur notre consommation des loisirs virtuels, paru aux éditions Mnémos. 

Une interview par le Cafard cosmique ici

Si l’on estime peu raisonnable de passer tout le jour dans un univers qui n’existe pas, c’est que l’on connait guère la nature humaine, dirait aujourd’hui le philosophe. Les métavers ne nous garantissent pas de la mort et de la misère, ils nous dispensent d’avoir à y penser, l’espace de quelques heures. En cela, ils fournissent à une poignée de firmes transnationales leur légitime raison d’être : nous vendre du rien. 

Le pitch   

Vous aimez vibrer devant un écran et sur NoLife ?

Vous êtes déjà has been.

Car l’industrie du jeu virtuel explose et avec elle, la course à l’extraordinaire. Exit les parcs à thème et les jeux vidéo ! Les joueurs se pressent dans des décors grandeur nature où ils rejouent en immersion totale la mort du général Custer ou la poursuite de Moby Dick.

Mais lorsque des joueurs disparaissent, comme rayés du scénario, les autorités de contrôle s’alarment. Défaut technique ? Mauvaise blague ? Attentat ? Les consommateurs sont sur les nerfs, et la psychose monte d’un cran lorsque les disparitions se multiplient.

Confrontée à une crise sans précédent, la Major américaine du Gaming virtuel décide de contre-attaquer en tirant profit de la confusion générale : geeks, bandits, maris infidèles, dépressifs et opportunistes s’enrôlent alors pour le grand saut de leur vie…

In cloud we trust n’est pas le récit d’une bande de geeks futuristes. C’est une percée dans la société de loisir de demain, portée par une écriture cinématographique et exaltante (grisante/électrisante). Avec ce roman, Frédéric Delmeulle donne des nouvelles du présent, mais surtout le vertige, celui qui colle dans le dos et fait naître des « et si » au coin des lèvres.
 
Je sais que les métavers ou la RealSim, c’est du préformaté dont je pourrai pas m’évader. Je suis un prisonnier, je l’oublie jamais. Mais la défonce à la réalité virtuelle me permet enfin d’oublier pour un moment que je suis rien d’autre qu’une tête de bétail. « Bienvenue au Village, Numéro 2 ! »

Ce que j'en ai pensé


Quel geek de notre époque n'a pas rêvé d'un concept aussi génial que la RealSim ? Équipés d'un casque à électrodes et moyennant une jolie somme, vous pourrez, au choix, vivre un week-end dans une autre époque ou une réalité fictive, le plus souvent trash et violente car c'est là la demande principale du grand public... 

Citée vaudou envahie de zombies, Londres victorien de Jack L'éventreur, dernier instants des romains sous les cendres du Vésuve; vous pouvez vous échapper vers tous les mondes imaginables et vous shooter à l'adrénaline en endossant les traits de votre sim préféré. 

Nouvel opium du peuple, ayant définitivement trouvé la frontière ultime de la fuite en avant des sociétés de consommation, voici la jolie tentation vénéneuse que nous propose Frédéric Delmeulle, La cité des permutants à portée de mains et de portefeuille. 

Chaque chapitre d'In cloud we trust propose l'expérience ou les réflexions de divers personnages autour d'un dérèglement survenant peu à peu dans ce loisir de masse, faisant du lecteur un enquêteur dans la traque de la réalité. A force de jouer avec la réalité celle-ci finit elle par se désagréger ? 

Proche des questionnements d'Ursula le Guin dans L'autre coté du rêve, ce roman joue de l'allégorie de la caverne à merveille ; que se passe-t-il quand les hommes se jouent eux-même des ombres chères à Platon ? Ainsi ce roman commence par les dernières heures de Pline l'Ancien, stoïcien qui voulait instruire ses contemporains; proposant la mort de la philosophie comme récréation...

A cela s'ajoute une vision en strate et panoramique d'une société s'étant oubliée elle-même, le roman se faisant pérégrination sociologique dans une anomie anémiée, dans un monde fatigué de lui-même et n'aspirant qu'à un grand sommeil, Ubik nous voici... 

De quel droit peut-on se prétendre malheureux, quand on a reçu ce pour quoi l’on vendait son âme ? Les masses n’ont pas été trompées. Nous leur avons donné très exactement ce qu’elles réclamaient.

In cloud we trust aurait put être de ces œuvres nous parlant encore une fois des dangers de la réalité virtuelle ou proposer une vision simpliste des riches contre les pauvres, des méga-corporations contre les esclaves des temps modernes. Si ces différents points de vus sont abordés, et avec quel brio et humanité !, Frédéric Delmeulle réussit à éviter tout jugement, tout parti pris, glaçant le sang par moments car ici le pathos ne vous exonérera pas de la réalité paramétrée ou calibrée pour vos beaux yeux. 

Bien au contraire ; toute ressemblance avec notre société est assumée, voulue, marquée, et l'habituelle distanciation confortable des romans d'anticipation est oblitérée, forçant la réalité possible future du lecteur, mettant celui-ci et ses choix de consommation devant leurs possibles résultantes. 

Éminemment cyberpunk dans sa thématique et son traitement, proche des questionnements Dickiens sur l'humanité et ses devenirs, saupoudré de Gosth in the shell, voici l'humanité qui rêve dans l'ombre du Dieu venu du centaure au cœur du Simulacron 3

Autopsie de notre société en devenir, boite à outil complète pour penser le monde, In cloud we trust est un roman d'anticipation possédant de solides bases philosophiques et sociologiques, le tout proposé dans une narration dynamique et un découpage en scènes zappant de points de vues et jouant des pansements du prêt à penser que dénonçaient Chomsky ou Bourdieu.  

Et vous, que trouverez- vous dans cette boite de Pandore ? 

Au moment où je te parle, il y a pleins de jeunes surdoués qui bricolent dans leur coin des trucs hallucinants que des demeurés de techniciens ou de managers seront jamais capables d’imaginer dans leurs rêves les plus déjantés. Je ne sais pas ce que ça sera, mais c’est de là que ça viendra, parce que la vraie créativité, elle n’existe qu’en marge du système. Et en fin de compte, ça n’est pas le système qui étouffe la créativité, c’est elle, au contraire, qui  force périodiquement le système à se renouveler… C’est elle aussi qui lui fait cracher ses dollars, c’est vrai… 


En résumé... 


Les plus;
  • Un roman d'anticipation glaçant de réalisme,
  • un découpage du récit et des faits semblable à une enquête policière,
  • des chapitres proposant de nombreux points de vues et opinions, 
  • une écriture dynamique et un récit très bien rythmé malgré le contenu idéologique, philosophique ou sociologique dense.

 Les moins;   
  • Je n'en voit aucun hormis peut-être un "désenchantement du monde" qui pourrait bien nous être salutaire...  


Pour la première fois de mon existence, je regrette de me trouver dans cette ville. Je suis à ce point paralysé qu’il ne me vient même pas à l’idée de retirer mon casque pour arrêter la partie. Je suis littéralement shooté par la peur, incapable d’apercevoir ce qui sépare le réel du virtuel, ni même conscient qu’il peut encore exister une différence entre les deux.

En conclusion;


 Un roman ludique, intelligent, usant des codes de découpage et de construction scénaristiques des séries télévisées, proposant une vision à court terme de ce que pourrait devenir notre société. De consommation jusqu'au cannibalisme, s'auto-digérant quand, en définitive, il ne reste plus grand chose d'autre à dévorer. L'humain est mort nous l'avons tué ! Pourrait être le cri Nietzschéen de Frédéric Delmeulle... 

Alors bien sûr, la quête perpétuelle de la croissance et de la consommation débouche sur l’échec perpétuel. La société de consommation, ça n’a jamais eu pour objectif de rendre heureux, tout le monde le sait ; y’a que le dépit, l’ennui ou l’insatisfaction qui poussent à l’achat. Un bon consommateur, c’est d’abord un consommateur malheureux.

  cités dans cet article

« Dieu est mort ! Dieu reste mort ! Et c'est nous qui l'avons tué ! Comment nous consoler, nous les meurtriers des meurtriers ? Ce que le monde a possédé jusqu'à présent de plus sacré et de plus puissant a perdu son sang sous notre couteau. — Qui nous lavera de ce sang ? Avec quelle eau pourrions-nous nous purifier ? Quelles expiations, quels jeux sacrés serons-nous forcés d'inventer ? La grandeur de cet acte n'est-elle pas trop grande pour nous ? Ne sommes-nous pas forcés de devenir nous-mêmes des dieux simplement — ne fût-ce que pour paraître dignes d'eux ? »

Le Gai Savoir, Livre troisième, 125. Friedrich Nietzsche